C'est quoi, i-Share ?
Elena Milesi : i-Share, c'est l'observation de la santé de 30 000 étudiants, pendant près de 10 ans, avec une collecte de données et un suivi dans le temps. C’est une étude unique au monde. Elle existe pour répondre à un objectif principal : combler le manque de données scientifiques sur la santé des étudiants.
L’objectif de santé publique, c’est de dresser la photographie de la santé des étudiants, de pouvoir montrer aux décideurs publics dans quel état de santé se trouve la population étudiante, et à partir des constats effectués, permettre aux politiques publiques de se concentrer sur certains aspects en particulier.
Concrètement, les étudiants répondent à un questionnaire à un instant T, puis on effectue un suivi dans le temps. Le questionnaire balaie tous les champs de la santé d’un étudiant : de la santé physique à la santé mentale, en passant par les conditions de vie, les comportements, les habitudes, les pensées, les antécédents familiaux, etc. Il y a une mise à jour de ces données une fois par an pendant dix ans.
© i-Share
L’étude a été lancée en avril 2013. En 4 ans, on a recruté 18 000 volontaires, d’une moyenne d’âge de 21 ans. On aimerait atteindre l’objectif de 30 000 étudiants en 2019, année au cours de laquelle le recrutement s’arrêtera pour laisser la place au suivi uniquement. Dans ce domaine, cela représente un échantillon énorme. L’étude est portée par l’Université de Bordeaux, en collaboration avec l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines.
i-Share se concentre sur 5 axes de recherche principaux...
- La migraine
- Les infections sexuellement transmissibles
- L'évolution du cerveau pendant les études supérieures
- La santé mentale
- Les conduites à risques
- C'est une recherche publique
- Les données que vous partagez restent totalement confidentielles
Comment les axes de recherche ont-ils été choisis ?
Christophe Tzourio : Le choix des axes est un mélange de réflexion scientifique sur des sujets de santé publique, et tout simplement de compétences et d’opportunités. L’axe de la santé mentale par exemple, est le problème numéro 1 des jeunes.
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Quand on leur demande si ça va, ils nous disent oui, mais qu’ils sont stressés.
Ils sont exposés à des problèmes de santé mentale. Le suicide est la deuxième cause de mortalité sur cette tranche d’âge, mais la première, c’est les accidents sur la voie publique, qui sont également liés à la santé mentale, notamment la prise de risques inconsidérés. On ne pouvait donc pas faire une étude sur la santé des jeunes sans s’intéresser de très près à leur santé mentale ; c’est pourquoi i-Share est allé chercher des spécialistes de ces questions, des psychologues, des psychiatres, etc.
Les étudiants ont-ils souvent conscience de ces problèmes de santé mentale ?
Christophe Tzourio : C’est une question qui est à la fois fondamentale et très complexe. Pourquoi ? Parce qu’il y a beaucoup de déni autour de la santé mentale. Ces sujets sont très complexes à aborder. Les gens ont du mal à le dire spontanément, en particulier les garçons, et un certain nombre de filles également.
Ce sont des maladies dont on a du mal à parler.
Au-delà de la maladie proprement dite, il y a le bien-être ou le mal-être psychique, qui sont des choses peu connues car compliquées à aborder. Et ça pose deux problèmes assez différents. Il y a le problème du risque de maladie mentale, et quand je dis « maladie mentale », on peut prendre deux exemples : la dépression, et le suicide, qui n’est pas une maladie mais un événement, mais sa gravité est telle qu’on arrive à un stade de « maladie ».
Même chose pour la dépression : quand on a une vraie dépression, on n’est plus du tout fonctionnel. Souvent, il faut prendre des traitements, qui durent plusieurs semaines voire plusieurs mois, donc on est vraiment dans le cadre d’une maladie. S’intéresser en amont aux problèmes de santé psychique, c’est l’une des seules façons de prévenir ces maladies.
C’est ça l’intérêt d’i-Share : essayer d’augmenter le niveau de connaissances en santé mentale, de façon à ce que les étudiants puissent se les approprier, et n’y voient plus forcément qu’un sujet d’inquiétudes, mais soient mieux armés pour y faire face si eux-mêmes ou leurs proches sont un jour concernés.
Un exemple très rapide : ce que croient beaucoup de gens, c’est que la dépression n’atteint que les gens « faibles » : on est déjà pas très costaud physiquement et donc on est déprimé. Toutes les études démontrent que ce n’est absolument pas le cas.
Cela relève d’une construction culturelle, donc ?
Christophe Tzourio : Oui. Sur le suicide, il se dit souvent de quelqu’un qui dit vouloir se suicider que « c’est faux », que « c’est du chantage », « qu’il ment ». Et ça aussi c’est faux. Les gens qui se sont suicidés en ont toujours parlé à leur entourage. Voilà, c’est un certain nombre d’idées complètement fausses, et l’un des objectifs d’i-Share est d’essayer dans le cadre d’études scientifiques de voir si on arrive à intéresser les étudiants, à ce qu’ils apprennent plus de choses sur ces sujets, à combattre les idées reçues et à leur donner des capacités d’agir.
Voilà pour l’aspect prévention. Un autre aspect d’i-Share est la volonté d’améliorer le bien-être psychique.
Le stress, notamment quand il est chronique, ne permet pas d’exprimer tout son potentiel, et va être un facteur d’échec à l’université.
La réflexion autour de ce sujet est qu’on ne peut pas éviter certaines maladies mais on peut aider celles et ceux qui le veulent bien à avoir une meilleure santé psychique, en leur donnant les outils pour le faire.
Avez-vous des exemples de retours des étudiants sur leur santé ?
Elena Milesi : On entend souvent : « Moi je suis jeune, j’ai pas de problème de santé, ça va ». Il n’y a en général aucun lien à leurs yeux entre leur santé et la réussite universitaire. Ils se sentent globalement en bonne santé, mais ce que nous voyons dans les données que nous collectons, pour prendre un exemple sur la santé mentale, c’est que deux tiers des étudiants qui ont participé à l’étude nous ont signalé avoir vécu des épisodes dépressifs. Cela ne veut pas dire qu’ils ont été diagnostiqués dépressifs, mais ils déclarent dans leurs réponses, pour deux tiers d’entre eux, avoir vécu des épisodes dépressifs caractérisés.
C’est une proportion énorme, et pourtant les étudiants nous disent globalement qu’ils sont en bonne santé.
i-Share ne fait pas de prévention, car nous collectons des données, nous observons ; mais on arrive à livrer régulièrement quelques chiffres, et ces chiffres délivrent des messages. Les étudiants volontaires découvrent régulièrement avec nous certaines données. Par exemple, que le stress est effectivement extrêmement présent dans leur tranche d’âge. Lorsque ces chiffres ont été communiqués, nombre de chercheurs ont été stupéfaits de l’importance du stress chez les étudiants.
Justement, vous avez publié quelques chiffres à l’occasion de la journée européenne de la dépression, le 27 octobre dernier. Ces publications ponctuelles contribuent-elles à sensibiliser les étudiants et le grand public ?
Christophe Tzourio : i-Share est une étude sur quasiment 10 ans. On a toujours dit qu’on n’attendrait pas la fin de l’étude pour communiquer sur certains résultats. On est des scientifiques, on n’est pas pressés, on attend d’avoir mesuré tous les résultats avant de communiquer mais sur d’autres sujets qui concernent tout le monde : étudiants, grand public, décideurs de santé et de l’enseignement supérieur, on a une sorte de devoir de communiquer sur l’état de santé des étudiants tel qu’on le voit dans i-Share. C’est aussi notre rôle, et on nous le demande régulièrement, dernièrement le ministère de la Santé par exemple.
On a cela dit pris une posture, depuis le début, qui est de ne pas dramatiser.
Il s’agit de décrire la réalité mais de le faire sur un mode qui n'est pas catastrophiste et misérabiliste comme on le voit parfois. Il ne faut ni exagérer le trait, ni taire la réalité. On ne veut pas dévaloriser les étudiants en disant : « oh regardez, ils vont pas bien, ils sont trop nuls, ils ne savent pas quoi faire ». Les chiffres, même s’ils ne sont pas catastrophiques sont, il est vrai, très alarmants sur la santé mentale, sur la dépression, le stress...
Comment participer à l'étude ?
Elena Milesi : Pour pouvoir s’inscrire, il faut être étudiant, majeur, francophone. Tout étudiant répondant à ces critères peut participer. Il n'est pas du tout obligatoire d'être étudiant à l'Université de Bordeaux ou à l'UVSQ. Plus de 80 universités sont représentées dans la cohorte, et plusieurs pays. Si l’étudiant inscrit devient diplômé, et n’est donc plus étudiant au cours de l’étude, il bénéficie évidemment toujours du suivi, et c’est toute la force d’i-Share.
© i-Share
Un dernier mot pour conclure ?
Elena Milesi : Je voulais insister en conclusion sur un aspect positif. 18 000 jeunes qui s’engagent pour la recherche, pour la santé et pour les générations futures, c’est un message très positif, sur une population qu’on dit souvent amorphe et peu impliquée.
On a aujourd’hui cette population qui s’engage de façon désintéressée, et je trouve que c’est magnifique. i-Share souhaite aussi porter ce message et ce regard positif sur la jeunesse.